Vases communicants avec Gilles BERTIN: Confusions
— 1 —
Il t’attend devant l’entrée de l’entreprise où vous avez rendez-vous. En marchant vers lui, sourire professionnel sur ton visage, tu te rends compte qu’il ne t’a pas reconnu.
« Bonjour, lui dis-tu d’un ton engageant, espérant que ta voix lui dira quelque chose.
– Bonjour Monsieur », te répond-il et,
aussitôt, il se met à te parler… mais comme à quelqu’un d’autre !…
quelqu’un avec qui il te confond.
Tu attends qu’il se rende compte de sa confusion lui-même,
tu ne veux pas te le mettre à dos. Il tchatche et il tchatche et, tout
en te parlant, jette des regards vers l’extrémité de la rue, guettant
ton arrivée, alors que tu es là, devant lui.
In petto, tout doucettement, tu
ris de la situation – un peu jaune, tout de même. Tu passes de l’autre
côté, dans la tête de cet homme que tu connais très peu – c’est la
deuxième fois que tu le rencontres. Un instant, tu es à sa place, tu te
vois avec ses yeux. La situation à l’envers. Comment peut-il donc ne pas
te reconnaître ?… Quand tu lui diras qui tu es vraiment, c’est lui qui va être gêné !
.
— 2 —
.
La vendeuse est très différente de la
fille de ta boulangerie habituelle, elle a de grands yeux bruns. Au
moment de commander, tu ne sais pas quoi lui dire. Tu finis par trouver
dans une étagère vide du fond de ton cerveau : tu veux un pain au
raisin, oui… ou ce chausson. Première fois que tu passes par cette rue.
Les portes cochères sont ouvertes sur des cours bosselées ; des vélos
accoudés aux murs ; quelques bacs avec des arbustes penchés ; un homme
téléphone, épaule contre le chambranle d’un porche ; une femme sort dans
la rue portant une cage pour chat avec, glissé au fond contre la grille
de la porte, un lapin les oreilles couchées ; tu devines les capuches
vertes et jaunes des poubelles de tri à travers le feuillage d’une
glycine couvrant une pergola au centre d’une cour, comme à Berlin ou à
Bruxelles. Depuis des années, tu arrivais par une autre rue, tu
traversais le marché, l’âme de ce quartier, odeurs de menthe, de mimosa,
de fraises, de volaille grillée, à travers les diables chargés de
caisses de carottes, de choux-fleurs, de salades. Ce matin, tu as fait
autrement. Tu as pris cette longue rue en retrait du marché. Tout y est
différent comme si tout, à nouveau, était possible.
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— 3 —
.
Tu frappes. Personne n’ouvre. Tu frappes
à nouveau. Tu insistes ! La porte reste close. Pas de voix derrière qui
te dise d’entrer. Tu appuies sur la poignée. Pousses. La serrure
résiste.
Panique, ton cœur cogne trois ou quatre coups brutaux. Durant quelques secondes, tu ne sais plus où tu es.
Que se passe-t-il donc ?
Tu comprends : c’est ta porte ! Tu viens de toquer à la porte de ton propre bureau !
Personne ne t’a répondu… Évidemment
puisque tu es dehors, dans le couloir. Cela n’a pas de sens de se dire à
soi-même « Entrez » alors qu’on est dehors.
Puis tu te souviens de tes clefs. Elles
sont dans ta poche. Tu avais mis la serrure en sortant. Tu ouvres et,
quand tu te rassieds dans ton fauteuil, tout redevient normal. Tu
reprends ton travail, à nouveau concentré sur ta tâche, comme tu sais le
faire.
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Gilles BERTIN
Mon texte chez Gilles BERTIN: http://www.lignesdevie.com/
Mon texte chez Gilles BERTIN: http://www.lignesdevie.com/
beaucoup aimé ce triptyque déroutant et envoûtant à la fois
RépondreSupprimerCe "tu" me fait bien évidemment penser à Charles Juliet :)
RépondreSupprimer32_Octobre (quel curieux pseudo !) : déroutant, c'était le but de traduire ces petits moments où on ne voit plus le monde avec son oeil routinier... par contre "envoûtant", cela m'étonne, merci !
RépondreSupprimerFrédérique, je n'avais pas pensé à Charles Juliet, il est vrai qu'il s'agit ici d'un "tu" du point de vue de chacun.